Professeur à la retraite, Bertrand a troqué les planches pour le canal de l’Ourcq. Chaque jour, été comme hiver, il s’y immerge, savourant un rituel interdit qui lui apporte autant de bien-être que de liberté. Rencontre avec un “homme-grenouille” .
Au bord du canal de l’Ourcq, là où les nouveaux immeubles ont poussé comme des champignons, Pantin se réveille. Une silhouette observe l’eau. Bonnet de bain rose sur la tête, lunettes de piscine, Bertrand scrute la surface, guette le moment juste. Puis il se penche, s’accroupit, se mouille un peu et saute. L’onde l’enveloppe aussitôt. “C’est une histoire qu’on a tous les deux, le canal et moi, ma femme dit que je deviens un homme-grenouille.” plaisante-t-il.

À 70 ans, cet ancien professeur de grec et de théâtre nage ici tous les jours, par tous les temps. Dès ses premières immersions, Bertrand a été séduit. “Au début, c’est un peu bizarre. L’eau est trouble, tu baignes au milieu des grandes herbes… Mais très vite, je m’y sens bien.” témoigne-t-il. L’hiver, la température peut descendre sous les 5 °C. “C’est violent, mais extraordinaire. Une minute par degré pour éviter l’hypothermie. « explique-t-il. La sortie est un moment presque euphorique : “ Tu es rouge, brûlant, le roi du monde pendant dix minutes. Puis il faut vite se rhabiller, sinon le froid te rattrape.”
Bertrand a découvert cette pratique avec un collectif de nageurs en eau glaciale qui aime se jeter à l’eau en pleine nuit ou sous la neige. » Certains vont nager en Nouvelle-Zélande sous 5 °C. Moi, je suis un peu plus raisonnable. » dit-il. Mais la nage, chez lui, n’a rien d’un défi sportif pur. » Se baigner, ça te met dans de bonnes dispositions. Tout est une question de disposition dans la vie : tourner ton regard vers ce qui t’enchante, malgré ce qui te désespère. » philosophe-t-il.

Il n’a pas toujours vécu au bord du canal de l’Ourcq. Avant, Bertrand habitait Ménilmontant, dans le 20e arrondissement de Paris, avec sa femme et leurs quatre enfants. » Ils sont partis voler de leurs propres ailes et, au moment de ma retraite, on a déménagé ici. » s’exclame-t-il. Ce changement coïncide avec un ralentissement de ses activités théâtrales. Pendant quarante ans, il a enseigné en classes préparatoires, montant avec ses étudiants des spectacles où se mêlaient improvisation et textes poétiques. » Le théâtre, comme la nage, c’est une ligne de fuite, une échappée. On entre dans un autre monde. » explique-t-il.
Se baigner dans le canal reste pourtant interdit. » J’ai déjà été sommé de sortir, surtout pendant le plan Vigipirate des JO. Une fois, avec une mitraillette pointée sur moi. « raconte-t-il sans perdre le sourire. La brigade fluviale n’aime guère les baigneurs. Mais la police municipale se montre plus tolérante. Amende théorique : 38 euros. Jamais payée.
Les plus grosses frictions, Bertrand les a eues… avec les pêcheurs. « Un jour, l’un d’eux m’a dit : “Pourquoi tu ne nages pas dans la longueur plutôt que de traverser ?” Il avait raison, c’est moins dangereux. « Il se souvient aussi d’un pêcheur brandissant un immense silure : » Il m’a dit en rigolant que ça bouffait des mecs comme moi. « Loin de l’effrayer, la faune locale le fascine.
Le canal, il l’aime en toutes saisons : l’été, quand l’eau frôle les 24 °C, comme l’hiver, lorsqu’elle est glaciale. Il a nagé partout : dans la Manche, la Baltique, la Marne, l’Oise. » Avant, les gens se baignaient partout. Aujourd’hui, ça effraie. Pourtant, c’est gratuit et ça rend heureux. « S’il reconnaît que l’eau peut être trouble, il balaie la crainte des maladies. » Je ne suis jamais tombé malade. Ou alors j’ai développé une immunité extraordinaire. » rassure-t-il.

Il rit quand on lui demande s’il est un rebelle. “ Non, je veux juste profiter de la vie, m’ouvrir à tout.” Pour lui, la nage est un acte simple, presque méditatif : » Quand je nage sur le dos, les yeux vers le ciel, c’est comme une respiration. La vie t’enchante, te désespère… Les deux à la fois. La nage, c’est l’équilibre. » L’homme grenouille vient tout juste de se faire attribuer par Nage ton canal le titre de nageur “le plus expérimenté” – traduire “vieux” – Dans un sourire, il confie : » Peut-être que je suis en train de devenir un silure. » Puis il enfile son bonnet, ajuste ses lunettes et, d’un geste fluide, replonge dans son théâtre liquide.
Likez, partagez, commentez
À consulter également
14 novembre 2025 - Alimentation durable
La cueillette du potager
Par Gaïa M'Fah-Traoré
9 octobre 2025 - Portrait
Portraits de profs engagés – William Ajenjo: Enseignant du vivant
Par Camille Xiong
15 septembre 2025 - Pantin
« La meilleure salle de classe n’a pas de murs »
Par Joséphine Teillet