Présente depuis la nuit des temps dans de nombreuses civilisations, la calebasse a presque disparu de nos mémoires. En réhabilitant l’histoire et la culture de ce fruit en ville, l’artiste-sculptrice Hiba explore les émotions du végétal urbain.
Au mur, au plafond, dans les mains des musiciens et des amateurs du buffet, la calebasse est partout ce soir de mai, au centre d’action sociale de la Goutte d’or à Paris. Le fruit séché emblématique aux formes rondes est ici encore très bien connu. « Les immigrés camerounais du quartier sont venus avec leur calebasse il y a plus de 30 ans et continuent à les échanger comme bijoux ou récipients », raconte Hiba, artiste-sculptrice fascinée par la redécouverte de cette cucurbitacée.
Avec le concours d’un conteur et d’un ludothécaire, elle a imaginé une exposition et des ateliers de sensibilisation autour de la calebasse et de son histoire, qu’elle compte bien emmener jusqu’au très prisé musée d’art contemporain Palais de Tokyo. La première étape de cette réflexion sur les « émotions en ville » mêle aussi bien la photographie que l’installation d’œuvres d’art contemporain, sous la forme d’un atelier ouvert aux habitants du quartier. « On a voulu commencer par tester l’exposition ici, car ce sont des gens qui ont l’habitude de voir la calebasse. On a voulu sortir le fruit de son usage usuel pour créer des émotions », explique Hiba, juste en face d’un magasin de récipients en calebasse.
Du concert improvisé à l’aide d’instruments en fruit séché aux saladiers qui passent de mains en mains, chacun interprète la calebasse à sa façon. Pour Marie-Pascale, les formes allongées rappellent surtout les voyages en Guadeloupe, où le fruit est très répandu dans les forêts. En montrant les photos sur son téléphone, elle raconte en rapporter chez elle pour les vider et les conserver. Une activité qui lui permet de se “vider aussi la tête”.
La calebasse, un haut potentiel écologique
« Changer notre vision du végétal et rendre attrayante la matière que tout le monde ignore », c’est justement ce que cherche à provoquer Hiba. Que ce soit par l’agriculture urbaine ou pour remplacer la matière plastique de divers contenants, le fruit est un super-héros de l’environnement, selon elle. Avec son association “La calebasse pour tous”, elle anime plusieurs potagers sur le territoire des 4 Chemins entre Pantin et Aubervilliers.
Une manière pour les jeunes et les habitants du quartier de découvrir à la fois le travail de la terre et l’histoire de la courge, connue dans le monde entier depuis la préhistoire. “Dans les récits, elle présente souvent un côté magique”, précise Charles Piquion, conteur associé au projet. “Elle symbolise par exemple la profusion et garantit la bonne qualité de la terre ou des plantes dans de nombreuses légendes asiatiques.” On la retrouve aussi bien chez les Mayas, pour expliquer la sexualité, que chez les rois de France, inhumés à l’aide de calebasses.
Une forme de décolonisation des arts
Par la réhabilitation artistique de la calebasse, Hiba interroge également notre passé et notrehéritage colonial. “Au 18ᵉ siècle, les passoires en calebasse utilisées en Afrique ont par exemple été interprétées par les colons européens comme des masques pour les rendre plus exotiques, et être exposées dans les cabinets de curiosités.”
Une appropriation que l’artiste retourne aujourd’hui dans ses œuvres, en exposant des personnages sombres qui portent des masques en calebasse. “Mon travail aujourd’hui, en 2024, c’est d’opérer une décolonisation des arts. Pour donner une vocation esthétique à cet objet peu valorisé dans notre paysage contemporain et ainsi faire écho à une mémoire passée usuelle”, raconte celle qui réalise en parallèle une thèse sur le sujet. Avec ce fruit si particulier, on interroge ainsi notre histoire et notre rapport à l’environnement. Le tout, sans quitter le Grand Paris.