Attablé dans un café gervaisien, vêtu d’une polaire bariolée, il a le regard curieux, un rire franc et une manière bien à lui de raconter les histoires.  Waël Sghaier, documentariste, s’attache à donner une voix à ceux qu’on entend trop peu. Dans ses documentaires, comme “Mon Incroyable 93”, “Elle danse”, “BanlieUE” ou “On ne va pas se défiler”, il capte l’essence des quartiers populaires et de leurs habitants, avec sincérité. Mais Waël, ce n’est pas seulement un regard derrière la caméra. Il anime aussi des ateliers vidéo et radio, notamment pour transonore (Le rideau de bulles, L’émission…)

Né à Aulnay-sous-Bois, il est aujourd’hui installé à Pantin. Il porte la Seine-Saint-Denis dans son cœur et dans son histoire familiale, fils d’un professeur de lettres et d’une mère cadre à l’URSSAF. Pourtant, il n’a pas toujours eu la liberté de revendiquer son identité. Il a appris à naviguer dans un monde où le nom et l’adresse, peuvent être des obstacles.

Il aurait pu se contenter de partir, de raconter d’ailleurs. Il a choisi de voyager en bas de chez lui, caméra au poing, micro à la main, et d’explorer autrement son département. De questionner l’image qu’on en donne, celle qu’on lui impose. De faire parler ceux qui y vivent, plutôt que de laisser les autres raconter à leur place.

Pour lui, la banlieue n’est ni un cliché ni une fatalité. C’est une somme d’histoires, une énergie collective, une mémoire en mouvement. Et à travers son travail, il nous invite à regarder autrement. À écouter, surtout.

Entretien.

Qu’est-ce que grandir en Seine-Saint-Denis t’as appris ?

Grandir ici, c’est être immergé dans une grande diversité culturelle. Mes voisins venaient de Turquie, d’Amérique du Sud, du Portugal, de Bretagne… J’ai appris très jeune à situer Trabzon en Turquie simplement parce que mes voisins en étaient originaires.

Malgré cette richesse culturelle, il y avait aussi une forme d’ennui dans mon quartier, qui était essentiellement résidentiel, sans commerces ni lieux de sociabilisation. Heureusement, mes parents m’ont ouvert à la culture en m’amenant au musée et ailleurs. Mais j’ai passé beaucoup de temps le long du canal de l’Ourcq, à faire du vélo ou simplement à marcher. C’était une enfance douce, avec ses contraintes et ses moments de liberté.

Comment as-tu développé ton goût pour le voyage ?

J’ai eu la chance de voyager dès mon enfance. Avec ma famille, nous partions souvent en voiture en Allemagne, en Belgique ou dans de petits villages français. Ces expériences m’ont appris à voir la beauté des endroits que l’on ne considère pas forcément comme attrayants.

Un jour, j’ai réalisé que je connaissais peu l’histoire de mon propre territoire. Mon arrière-grand-père venait du XXe arrondissement de Paris et considérait Aulnay-sous-Bois comme un lieu de villégiature avant de s’y installer pendant la Seconde Guerre mondiale. Je marchais sur ces terres depuis mon enfance sans vraiment comprendre leur passé. C’est ce qui m’a poussé, en 2014, à entreprendre un voyage documentaire à travers la Seine-Saint-Denis.

Qu’est-ce qui a déclenché ce projet documentaire “ Mon Incroyable 93 ” ?

Un ami, Emmanuel Daniel, partait à l’époque faire un tour de France des alternatives économiques et solidaires et en a tiré un livre. Il m’a encouragé à faire la même chose avec mon propre territoire. Je voulais pouvoir défendre mon département autrement qu’avec des phrases toutes faites comme « c’est riche de ses habitants ». Il fallait que je creuse, que je comprenne son histoire.

Avais-tu déjà suivi une formation en vidéo avant de te lancer ?

Pas du tout ! J’ai pris une caméra, j’ai tourné plus de 300 heures d’images et, en 2016, j’en ai fait un documentaire d’une heure. Quand je le regarde aujourd’hui, je vois surtout ses défauts, mais c’était une expérience essentielle. Pour moi, faire des films, c’est avant tout une expérience personnelle. Ce qui m’importe, c’est ce que j’en retire, bien plus que la réception du film par le public.

Ton parcours universitaire t’as t il aidé dans cette démarche ?

J’ai fait une licence en tourisme culturel et territoire, surtout pour faire plaisir à mon père. J’avais eu un parcours scolaire chaotique et reprendre mes études était une manière de me stabiliser. Mais c’est finalement un professeur de sociologie qui m’a poussé à transformer mon projet documentaire en stage de fin d’études.

Avec du recul, je me rends compte que ce projet était bien plus qu’un simple voyage : c’était une reconquête de mon propre territoire et une manière de raconter son histoire autrement.

Et tu as eu des retours d’habitants du 93 ?

Oui, et je me suis rendu compte que cela avait rendu fiers les gens. Il y a eu une couverture presse assez importante à ce moment-là, et j’ai croisé des personnes qui, même sans avoir vu le film, pensaient l’avoir vu et en étaient très fières. Ils me disaient : « On en a entendu parler, c’est génial, merci ! » Cela touchait tous les types de population : les habitants des pavillons, ceux des cités, les jeunes, les personnes âgées… Le fait d’avoir réussi à fédérer autant autour de cette idée, c’est génial. J’ai montré que l’identité du 93 était forte, que l’on pouvait en être fier malgré les difficultés, la pauvreté, les politiques publiques, l’abandon de l’État… malgré tout ça.

As-tu déjà ressenti le poids des préjugés liés à Saint-Denis dans ta vie personnelle et/ou professionnelle ?

Oui. J’ai toujours dû mentir sur mon CV, que ce soit sur mon nom, mon prénom ou mon adresse. Pendant longtemps, je m’appelais Gaël Arnois, en prenant le nom de ma mère, car elle est française. J’ai tout essayé : inventer des faux noms, postuler sous différentes identités… On n’avait pas d’autre choix. À l’époque, nous étions des adolescents de banlieue racisés essayant d’entrer à Paris, alors on s’inventait des vies, mais pas par plaisir. C’était juste pour pouvoir entrer en boîte, trouver un job. 

Lors d’un emploi dans le tourisme, on m’a demandé de changer mon nom, car l’entreprise craignait que je ne sois pas en mesure de discuter avec les clients. J’ai aussi dû inventer une orientation sexuelle avec un ami noir pour louer un appartement, en prétendant que nous venions du 7ᵉ arrondissement. Les gens ont plus peur d’être homophobes que racistes… J’ai accumulé tellement d’expériences comme celles-là ! Pendant longtemps, j’ai dû réinventer mon histoire pour m’adapter. Heureusement, aujourd’hui, mon travail sur le 93 me permet de dépasser cela.

Mais il reste toujours des barrières : quand on vient de Seine-Saint-Denis et qu’on cherche un emploi, c’est compliqué. Trouver un logement à Paris aussi. À une époque, beaucoup de banlieusards vivaient à Paris, on les reconnaissait tout de suite.

Quel message voulais-tu transmettre à travers ton documentaire ?

Qu’on peut voyager au bout de la rue. L’idée, c’est que le voyage est dans le quotidien. À l’époque, en 2014, je n’avais pas d’argent pour partir avant mon stage de fin d’études. J’ai donc exploré le local, d’abord par souci économique, mais aussi parce que j’ai réalisé que la découverte n’était pas forcément à l’autre bout du monde. Même si le quotidien est dur, il suffit parfois d’aller à la rencontre des autres, de parler à ses voisins, d’ouvrir son regard pour s’émerveiller. L’aventure peut être juste à côté.

Je voulais aussi montrer qu’on peut être fier de son département et de son histoire. Ce documentaire ne s’adressait pas seulement à ceux qui l’avaient vécu, mais aussi à tous ceux qui ne connaissaient pas cette réalité.

Lors de ton voyage, as-tu rencontré des personnes marquantes ?

Oui, énormément. J’ai continué à voyager après et je le fais encore aujourd’hui. J’ai réalisé plusieurs projets en Seine-Saint-Denis. Il y a trois ou quatre ans, j’ai invité des chefs et des pâtissiers à cuisiner avec des produits 100 % issus du 93. J’ai aussi continué à écrire des documentaires et à filmer des concerts.

Tu as aussi voyagé dans les banlieues d’Europe ? Qu’est-ce que cela t’a appris ? As-tu retrouvé des similitudes ?

Oui. La France concentre tous les problèmes des quartiers populaires. Il y a des difficultés partout, mais aussi des points communs : l’accueil, la solidarité, l’envie de s’en sortir, de partir tout en ayant envie de revenir. Il y a aussi l’abandon de l’État, les violences policières… Mais ce qui ressort surtout, c’est cette volonté de trouver des solutions. Dans la diversité, on trouve des issues, des chemins vers autre chose.Il y a une entraide, une énergie commune. Dire que c’est seulement de la solidarité, ce serait réducteur. C’est un état d’esprit, une façon de faire face aux difficultés ensemble. Dans les centres-villes, on ne retrouve pas toujours cet esprit.

Comment as-tu choisi les initiatives et les personnes mises en avant dans ton projet ? C’était réfléchi ?

Mon premier projet, c’est mon premier documentaire. Il est né d’une histoire de rencontres, de bouche-à-oreille, et je fonctionne toujours ainsi. Quelqu’un me parle d’une personne, qui elle-même m’en recommande une autre… C’est vraiment une dynamique de fil en aiguille.

Dans le documentaire ça se fait beaucoup d’écrire ses films à l’avance. J’ai du mal avec ça. Je passe donc énormément de temps sur le terrain, à écouter, observer, et c’est après cela que j’écris le film. J’ai souvent une intuition de départ, et c’est en rencontrant des gens que le projet prend forme. Pour mon film sur les quartiers populaires européens, j’avais initialement tout écrit via des visios. C’est seulement en me rendant sur place que j’ai réellement rencontré les bonnes personnes. Je me laisse guider par le terrain, par les interactions humaines, en suivant mon ressenti.

Aujourd’hui, c’est presque devenu une méthodologie. Pas un mantra, mais une façon de travailler qui me correspond : prendre le temps d’écouter, tester, me tromper parfois, tenter des choses, et voir où cela me mène.

Et aujourd’hui, tu arrives à en vivre ?

Oui, je suis intermittent. Mais je fais aussi beaucoup d’ateliers radio et vidéo, surtout radio. J’ai eu la chance de prendre la parole, et maintenant, je veux inviter d’autres à le faire à leur tour. Mon objectif, c’est de transmettre cette idée : dans les quartiers populaires, il faut arrêter que ce soient toujours les autres qui parlent à notre place. Il faut que chacun puisse s’exprimer sur ce qui le concerne.

Quels sont les principaux clichés sur la Seine-Saint-Denis que tu cherches à déconstruire ?

Il y en a beaucoup… mais j’évite de les nommer directement. On les connaît tous. Ce sont les mêmes depuis des années sur les quartiers populaires, sur l’immigration…

Aujourd’hui, il y a un nouveau cliché qui m’agace : l’idée que, pour réussir en Seine-Saint-Denis, il faut forcément être entrepreneur. Comme si c’était la seule voie possible. Alors qu’en réalité, il existe mille chemins différents.

Est-ce que tu as l’impression que le regard a évolué sur ce département ?

Oui, en partie. De nouvelles personnes sont arrivées en Seine-Saint-Denis, et la gentrification est en marche. Elle n’a pas encore atteint sa vitesse de croisière, mais elle progresse.

Cela a ramené une forme de mixité qui existait déjà quand j’étais plus jeune. Mais en parallèle, beaucoup d’habitants doivent partir, car ils ne peuvent plus se loger. Évidemment, certains aspects sont positifs, comme l’arrivée de nouvelles infrastructures. Mais le revers de la médaille, c’est la montée des prix et l’exclusion progressive des populations qui vivaient là depuis longtemps.

L’arrivée du métro à changer la vie des habitants ?

Oui, ça va être une révolution pour certaines villes. Quand le métro arrivera à Clichy-sous-Bois, des habitants qui mettent actuellement 2h30 pour rejoindre Paris verront leur quotidien transformé.

Mais il y a eu beaucoup de résistances au changement. Pendant des années, des villes voisines, comme Livry-Gargan ou Le Raincy, ont refusé un tram reliant Clichy-sous-Bois, sous prétexte qu’il attirerait une « mauvaise population ». C’était une façon euphémisée de dire qu’ils avaient peur que des jeunes des quartiers y circulent.

Finalement, un bout de ligne a été mis en place. Le jour où le tramway T4 a été prolongé jusqu’à Clichy-sous-Bois, ça a tout changé pour les habitants. Même si, aujourd’hui encore, il passe seulement toutes les 45 minutes… Il y a encore du chemin à faire.

Quel rôle joue les médias dans l’image de la Seine Saint Denis ? Et est-ce que cette image a évolué avec le temps ?

Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est qu’il y a des médias locaux qui font un travail important à l’échelle locale. Je trouve que le travail qu’a accompli Bonjour Pantin ces dernières années est très intéressant. Beaucoup de médias, magazines locaux essaient de proposer une autre narration. Mais les médias traditionnels, eux, sont restés sur les mêmes clichés. Figés dans leur manière de parler de la banlieue.

Est-ce que tu as des projets en cours en ce moment ?

Oui, en ce moment, j’écris un documentaire avec un collectif dont je fais partie, La Friche. On travaille avec des habitants du quartier du Pont de Pierre, à Villemomble. En fait, on a découvert que le premier épisode d’Astérix avait été créé dans ce quartier. L’idée, c’est de faire un film sur comment deux fils d’immigrés ont réinventé l’histoire de France avec Astérix, et comment, depuis sa création, la figure du Gaulois a marqué l’imaginaire collectif. Le film raconte aussi le combat des habitants contre les rénovations urbaines et l’urbanisme qui les menace de délogement. On travaille avec un collectif de locataires pour défendre leur cause.

Comment imagines-tu la Seine-Saint-Denis dans la prochaine décennie ?

J’ai travaillé sur un projet avec un collectif d’architectes pour imaginer la Seine-Saint-Denis de demain. On a rêvé d’une Seine-Saint-Denis où les décisions seraient prises en commun, avec des espaces de rencontre comme des agoras ou des universités où les gens pourraient échanger des idées. Je pense qu’une meilleure Seine-Saint-Denis, c’est celle avec plus d’argent pour l’éducation, de meilleurs transports en commun, et un urbanisme plus fluide. Je rêve d’une ville où l’architecture mélange les usages et où tout est moins séparé.

Est-ce qu’il y a un animal qui représente bien la Seine-Saint-Denis ?

Oui, c’est un peu une légende urbaine, mais les perruches vertes sont un symbole intéressant. Il paraît qu’elles se sont échappées de l’aéroport Charles de Gaulle et se sont installées à Aulnay Sous-Bois, dans le parc du Sausset. Depuis, elles ont envahi toute l’Île-de-France. C’est drôle de penser à ces petits oiseaux qui s’adaptent à leur environnement.

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